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Le Train de Nulle Part

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      Un bruit régulier et sourd parvint aux oreilles de Margaux. Elle geignit en ouvrant les yeux, porta une main à la tête et s’assit. D’un Å“il attentif, elle examina l’endroit où elle se trouvait. Il n’avait plus rien à voir avec la gare.

 

-Où suis-je ? se demanda-t-elle.

 

Mais personne n’aurait pu lui répondre. Soudain, quelque chose attira son regard. Ses mains étaient devenues grises. Son T-shirt, autrefois vert pomme, avait à présent une teinte terne et la couleur verte s’estompait derrière du gris, étrange mixtion assez désagréable à regarder. Ses chaussures, son pantalon délavé, à leur tour étaient de ce même ton fade. Presque paniquée, Margaux se leva à la recherche d’un miroir. Mais des sièges, des rampes verticales de métal et un sol de vinyle suffirent à lui faire comprendre qu’elle ne trouverait pas ce qu’elle cherchait dans cet endroit : un vieux train, vraisemblablement désert. Sans réellement comprendre ce qui lui arrivait, elle se dirigea vers les fenêtres pour y observer un éventuel paysage, mais un seul et même décor pouvait la renseigner ; une couche sombre. Elle s’écarta de la vitre et s’assit sur un fauteuil, l’air dépité et plus que tout seule au monde. Puis une sorte de bruit de mâchonnement attira son attention.

      Un jeune garçon, un peu plus jeune qu’elle, jouait avec une raquette tout en faisant des bulles avec un chewing-gum. Ses pieds se balançaient dans le vide au même rythme que le son régulier et irritant du train. Il fixait Margaux de ses yeux clairs. Etonnée, et même quasiment ravie, elle lui adressa un sourire, qu’il ne lui rendit pas. Il lui préféra sa propre solitude : le garçon se leva et sortit du compartiment. La jeune fille cessa de sourire.

-Qu’est ce que j’ai ? se demanda-t-elle en regardant autour d’elle.

Elle haussa les sourcils et bouche bée, regarda le siège à présent vide. Elle retomba dans la même solitude que précédemment et rumina ses pensées.

      Des heures durant, Margaux resta silencieuse, le regard fixe. Suite à cet instant de réflexion appuyée, elle bondit sur ses pieds :

 

-Je vais voir le conducteur !

 

Enthousiaste, ravie d’avoir eu un éclair de génie, déterminée, elle traversa les compartiments, suivant les plaquettes d’aluminium indiquant la cabine de contrôle.

En chemin, elle pensait à son retour et surtout à l’excuse qu’elle pourrait fournir à sa mère pour son absence prolongée. Il lui était impossible de savoir quel était le jour et quelle heure il pouvait bien être, sachant que le temps s’était singulièrement arrêté : les aiguilles n’avaient pas daignées bouger des onze heures quarante trois.

      Margaux était donc en train de marcher promptement lorsqu’elle cogna quelqu’un. S’excusant platement de sa gaucherie, elle s’inclina légèrement. Cependant, le regard brutal du garçon à travers le verre sale de ses lunettes la fit se taire et sa pétulance retomba dans l’oubli.

 

-Fais attention où tu marches, idiote ! maugréa le garçon qui s’écarta largement de Margaux en la contournant avant de sortir du compartiment.

 

La jeune fille laissa s’échapper un spasme mélancolique et reprit sa marche, sans prêter attention à ce qui lui arrivait. Ce n’était naturellement pas normal mais elle ne semblait pas s’en soucier. Son principal but était de trouver le conducteur.

Lorsque finalement, elle se trouva proche de la locomotive, elle fut saisie d’une hésitation certaine. Ses yeux se posèrent sur la plaque qui indiquait ce même message récurrent dans les transports en commun : « Attention ! Il est interdit de parler au conducteur Â». Margaux leva la main à hauteur de la porte coulissante et pensa :

 

-De toute manière, il n’est pas tout seul. Je peux peut-être me renseigner auprès d’un contrôleur.

 

Elle actionna le mécanisme. Il y eut un petit « clic Â» et la porte coulissa. Respirant un grand coup, la jeune fille entra dans le compartiment.

      A son grand étonnement, il n’y avait qu’une seule personne. Un seul cheminot vêtu comme un forçat évadé. Ses cheveux étaient blancs, ou du moins trop clairs pour être la couleur naturelle d’une personne jeune, et ses mains dissimulées par des gants de cuir sombre. Etant persuadée d’avoir à faire à un vieillard, elle posa délicatement la main sur son épaule et se mit à parler fort :

 

-Excusez-moi, monsieur.

Il ne répondit pas. Sans doute n’avait-il pas entendu. Se doutant de sa surdité, Margaux reprit, parlant bien plus fort et intelligiblement :

-Monsieur, vous m’entendez ?

 

Une fois encore, il resta silencieux et ne bougea pas. Elle se répéta avec plus de fermeté mais toujours rien, comme s’il était réellement sourd ou inerte. Prise d’une colère violente, suite à son impatience, elle saisit l’homme par les bras et le fit pivoter sur son siège. En croisant ses yeux sombres, elle eut un hoquet nerveux. Le conducteur était à peine plus vieux qu’elle. Son regard détaché la fixait à présent. Aucune expression, ni colère ni un quelconque étonnement n’animait son visage cireux et marqué par la fatigue. Alors qu’il ne devait pas dépasser les dix huit ans, il semblait bien plus âgé, prenant le visage d’un homme alcoolique et drogué. Margaux ne comprit pas l’insistance de ce regard vitreux, qui cependant donnait l’impression de tout lire en elle. Elle mima un sourire maladroit.

 

-Excusez moi de vous avoir crié dessus mon euh…monsieur.

Le cheminot cligna des yeux. Margaux reprit la parole :

-J’aurais aimé savoir…où va ce train, quelle est sa destination en fait. Et aussi, savez-vous comment je suis arrivée ici ?

Le conducteur cilla une nouvelle fois et se retourna, sans répondre, fixant de nouveau ses yeux sur la voie,  cependant invisible derrière ce brouillard opaque et sombre. Serrant les poings, elle déclara :

-Merci pour vôtre aide précieuse, monsieur.

Irritée, elle sortit du compartiment en claquant la porte.

-Pas de renseignement, pas un chat…et les seuls qui peuplent ce fichu train, ne parlent pas ou m’agressent ! Dans quoi je suis tombée moi ? J’aurais mieux fait de rester avec Lila. Au moins, je n’en serais pas là.

 

Désespérée de ne rien comprendre, Margaux retourna en arrière. Elle commençait à avoir faim. Son ventre réclamait son dû. La jeune fille se doutait qu’il devait y avoir un endroit où acheter quelque chose à se mettre sous la dent, comme c’est le cas dans les trains habituels. Regardant autour d’elle, elle chercha une éventuelle indication, mais, contrairement à ce qu’elle pensait, rien ne pouvait lui permettre de s’orienter dans ce train. Après tout, il lui suffisait de marcher tout droit et elle tomberait forcément sur le distributeur. C’est ce qu’elle se résigna à faire, les mains fourrées dans ses poches, la tête dans les épaules.

      Elle arriva bientôt devant le fameux distributeur, qui ressemblait plus à un comptoir de cinéma. Elle ne vit personne et, sans prendre conscience qu’elle commettait un vol, elle prit un paquet de chips et le dévora rapidement en s’asseyant par terre. Mais sa faim n’était cependant pas satisfaite. Elle prit un autre paquet et fit de même. Son estomac se remplissait mais jamais elle n’était rassasiée. Elle fronça les sourcils.

 

-Elles nourrissent rien ces chips…c’est quoi la marque ?

-C’est inutile de regarder la marque, ça n’a aucun rapport, déclara une petite voix fluette.

 

Margaux regarda autour d’elle et aperçut une fillette assise sur une banquette. Ses cheveux étaient rattachés en deux petites couettes. Il y avait une ressemblance frappante avec le garçon à la raquette qui était parti sans lui adresser un signe. Elle laissa tomber le paquet vide et se redressa.

 

-Comment ça, ça n’a aucun rapport ?

 

La fillette, qui se comportait comme une enfant candide, serra son ours en peluche et lui caressa le sommet de la tête. Puis elle regarda son interlocutrice, intriguée. Ses grands yeux clairs et brillants lui donnaient un air angélique et Margaux fut surtout frappée par la beauté de son visage.

 

-Même si tu manges, tu auras toujours faim. C’est comme ça ici.

Elle écarquilla les yeux.

-Toujours faim ? Mais comment ça ? C’est impossible.

La fille haussa les épaules, et lécha une sucette. Margaux secoua sa tête et balaya l’air de sa main.

-Ce ne sont que des conneries. Je vais continuer à manger, et je serais forcément rassasiée à un moment donné.

-Tu vas enfler comme un ballon si tu manges ça, lui dit-elle en désignant les paquets de chips jonchant le sol. Et tu auras quand même faim. C’est comme ça ici.

-Mais c’est quoi ici ? C’est quoi ce train où personne ne parle ou ne dit quelque chose de sympa ? Pourquoi tout est gris et pourquoi le temps est arrêté ?

 

La petite fille haussa les épaules, toujours en caressant la tête douce de son nounours.

 

-Ca a toujours été comme ça. Et les gens parlent.

-Comment tu t’appelles ?

Elle releva sa tête et dévisagea Margaux.

-Malory.

-Et bien Malory, tu vas peut être pouvoir m’aider à sortir d’ici ?

 

Malory nia. Elle sauta de la banquette et atterrit sur ses pieds, chaussés de petites ballerines noires vernies, sa petite jupe ondulant sur ses cuisses et déclara, juste avant de disparaître :

 

-Ce sera à toi de résoudre ce mystère, toute seule.

 

Margaux voulut la suivre, seulement, elle avait disparue, comme par magie, dans un autre compartiment sans doute. Pourtant, elle n’essaya pas d’aller la chercher. Elle se laissa tomber au sol, les bras entre les jambes et baissa la tête, apparemment dépourvue de motivation. Elle voulait rester ici, à attendre que toute cette histoire se termine, espérant que ce ne soit qu’un mauvais rêve et qu’elle allait bientôt se réveiller. Fatiguée, elle tomba et s’endormit.

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